« Les morts gouvernent les vivants » Auguste COMTE
Serge vient tout juste d’avoir trois ans depuis qu’il est passé à l’Orient éternel. L’annonce de sa mort me fit l’effet d’un coup de tonnerre. J’étais soudainement tétanisée. Je me souviens encore : l’angoisse de la famille durant ses années d’exil, mes fréquentes visites chez Adèle pour qui l’absence de son fils fut une longue traversée du désert, son retour au pays natal après la chute de Duvalier, l’institution du PANPRA pour un changement politique de qualité, l’accouchement de la Fusion au forceps. Toute jeune, il m’initia à la politique et guida mon parcours toujours parsemé d’embûches. Quel funeste coup en ce matin du 1er Février 2021 ! Les stigmates demeurent si frais et profonds que je ressens encore violemment toute la douleur.
Au sein du Parti, les militants accoururent de partout. Ce fut la consternation. On se rappelle combien il peinait à marcher lors de notre dernier congrès. Sa santé était déjà chancelante mais il ne ratait jamais les grands rendez-vous. Serge était notre Grand Conseiller Spécial. « J’ai passé la main » disait-il toujours. Dans nos réunions hebdomadaires pourtant, il était là. Assis tranquillement dans son fauteuil qui lui était réservé de manière spéciale, il nous écoutait avec attention et plaçait souvent le mot juste dans nos débats houleux.
Un héritage !
« Lorsque Auguste Comte disait que les morts gouvernent les vivants, il traduisait en une formule lapidaire que toute civilisation est le fruit du passé et que nous ne saurons comprendre l’avenir sans nous référer constamment à l’héritage culturel de nos ancêtres. »
Serge reste un héritage vivant. Il a fait l’expérience de la lutte armée. Ce fut une étape importante dans sa vie d’homme politique. Mais bien plus tard, il adopta, en étant pragmatique, une autre forme de combat : la lutte pacifique pour l’émergence de la société haïtienne. Le verbe est une arme positive, efficace et constructive. Dans un régime démocratique, le fonctionnement légal de partis politiques est un outil nécessaire et indispensable.
Chez nous, nos premiers balbutiements de partis commencèrent à prendre forme sous le gouvernement de Fabre Nicolas Geffrard. Il inaugurait l’ère de la pratique parlementaire caractérisée par les joutes oratoires qui ont marqué la vie politique nationale. A partir des années 1870, nous constatons la formation et le fonctionnement du bi-partisme : le Parti libéral et le Parti national.
Le Parti libéral avait comme slogan « le pouvoir aux plus capables ». Tout en privilégiant les compétences, il voulait mettre fin à l’archaïsme politique entretenu par les généraux de l’armée et prônait le principe de la séparation des pouvoirs.
Le Parti national avait comme slogan « le pouvoir au plus grand nombre ». Il prônait le principe de l’égalité des citoyens et de la participation de toutes les couches sociales à la vie politique. Mais les deux partis sont profondément antagoniques et mènent une lutte à mort pour la prise du pouvoir. « Les membres du Parti libéral qui avait pris les armes contre le parti au pouvoir du Président Salomon, leader du Parti national, seront tous éliminés dans le sang. Cette guerre fratricide constitue une rupture historique significative et met fin à l’existence des deux partis ».
L’intransigeance conduit nécessairement à la violence aveugle. Est-ce un trait caractéristique chez l’haïtien ? Le refus de tout compromis entraine l’exclusion et l’anéantissement de l’autre. Les partis en présence s’étaient comportés comme des frères ennemis. Alors que les deux voulaient orienter le pays dans l’ère de la modernité. Cette grande première dans l’arène politique, commencée en 1870 et terminée en 1883, aura duré treize ans.
A partir de 1987, on assiste à une éclosion de partis politiques en Haïti. Le PANPRA en fait partie. De centre gauche, il porte et défend les valeurs de la social-démocratie. En 1990, lors des élections générales, il fait alliance avec le centre droit en se regroupant dans une structure baptisée « Alliance Nationale pour le Développement et le Progrès (ANDP) ». A l’époque, certains lui en voulaient, mais en prenant du recul, ils ont compris que Serge avait fait preuve de maturité politique.
En 2004, des leaders de partis commencent à se réunir dans le but de former un grand parti socialiste. Le projet est séduisant. Six partis politiques y souscrivent. Trois comprendront la nécessité, d’un commun accord, de se fondre pour donner naissance à une grande structure d’ensemble : « la Fusion des Sociaux-Démocrates Haïtiens d’orientation centre gauche ».
Serge et d’autres compagnons voulaient que les partis se regroupent en tendance. Le PANPRA, le KONAKOM et AYTI KAPAB avaient initié la démarche. D’autres auraient pu suivre l’exemple et se regrouper comme les tenants de la droite, de la démocratie chrétienne ou de toute autre tendance. Mais la loi sur les partis politiques publiée dans le Journal Officiel le Moniteur en date du 16 Janvier 2014 a plutôt oblitéré cette vision.
L’article 8 de ladite loi dispose : « La demande d’enregistrement doit être accompagnée des pièces suivantes : a) Une copie de l’acte constitutif du parti politique dressée devant un notaire et portant la signature et le relevé des noms, prénoms, numéro d’identité fiscale, numéro d’identification nationale, date et lieu de naissance et lieu de résidence de tous les membres fondateurs dont le nombre ne peut être inférieur à 20 ». Cela traduit qu’il n’en faut pas plus (20) pour faire une demande d’enregistrement. Ce qui a donné lieu à un fourmillement de partis politiques. Aujourd’hui, plus que 250 sont enregistrés et reconnus par le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique.
« Un parti politique est une association organisée qui rassemble des citoyens unis par une philosophie ou une idéologie commune dont elle recherche la réalisation avec comme objectif la conquête et l’exercice du pouvoir. C’est donc une organisation au service d’une idée. » C’était le combat de Serge. « Un Parti Politique est une œuvre de civilisation. La Fusion des Sociaux-Démocrates Haïtiens doit s’inscrire dans la durée » se répétait-il souvent. Sa philosophie existentielle, puisée dans la Sociale Démocratie et dans ses conversations avec Nelson Mandela, porte sur deux points essentiels et fondamentaux : « le compromis nécessaire et le consensus suffisant »
Serge a écrit deux textes majeurs :
- Dialogue national, débat national, pacte national : stratégie d’avenir, texte rédigé en août 1988
- Plaidoyer pour la signature d’un pacte de gouvernabilité : l’unique option pour une sortie durable de la crise, texte rédigé le 20 mai 2019
Ces textes se révèlent justes et profonds. Nous sommes, en conséquence, outillés pour faire face à la conjoncture de l’heure tout en exposant la problématique du structurel.
Aussi loin qu’il soit, au bout de l’espérance, par-delà les frontières, il reste une source d’inspiration et de lumière. Avec lui, nous sommes comme des nains montés sur les épaules d’un géant. Nous voyons davantage et plus loin. Non parce que nous sommes devenus plus forts mais parce qu’il nous porte en l’air de toute sa hauteur gigantesque. Dans cette conjoncture difficile, la voix de Serge, dans l’au-delà, résonne à nos oreilles et nous indique le chemin. Nous le répétons et nous croyons que l’intransigeance ouvre la voie à des luttes sanglantes et fratricides et débouche sur l’instabilité. A qui profite la terreur ? A qui profite l’arrogance et la déshumanisation des gangs armés ? A qui profite cette étrange manière pernicieuse de façonner l’opinion publique et de l’orienter ?
Pour sortir Haïti du bourbier, il faut :
- Une grande capacité d’écoute,
- Un compromis nécessaire,
- Un consensus suffisant,
- Un pacte de gouvernabilité.
Condamnez-nous, le temps nous acquittera.
Edmonde SUPPLICE BEAUZILE
Présidente de la FUSION