Toute chose est causée et causante. Il faut chercher ce qui est dans ce qui a été. Rien ne commence, tout se continue. Blaise Pascal
Quand dans la nuit du 11 au 12 octobre 1492 l’audacieux capitaine génois posait les pieds sur Guanahani, cette petite île déserte de l’Archipel des Lucayes, l’Europe cria à la découverte, banalisant de ce fait la performance des Phéniciens et des Vikings qui, des centenaires d’années avant lui, non seulement connaissaient l’existence de ce continent mais y avaient même implanté des colonies humaines.
Quelques jours plus tard c’était au tour de l’île d’Haïti de recevoir ces étranges visiteurs.
Dans le rapport qu’il adressa à la Cour d’Espagne lors de son retour triomphal en Europe en mars 1493, Christophe Colomb présenta plusieurs « spécimens » des deux sexes de la population autochtone d’une île qu’il avait baptisée « Española » et dont il évalua la population issue du résiduel ethnique venu de la Mongolie centrale à environ un million d’habitants vivant parés d’or dans des villages côtiers.
Le 25 septembre 1493 Colomb organisait un deuxième voyage en direction de la Caraïbe. Une flotte de 17 bateaux et de 1700 hommes (colons et missionnaires) appareillaient de Cadix pour « Española » dans le but d’agrandir le patrimoine foncier de l’Espagne, de propager le catholicisme imprégné des valeurs occidentales et d’y établir une colonie permanente d’exploitation de l’or blanc (sucre) et de l’or jaune en utilisant le sauvage Taïno comme main- d’œuvre.
Rarissime sont les exemples de réussite d’intégration de deux cultures quand l’une d’entre elle détient par rapport à l’autre une supériorité évidente dans le développement de sa culture matérielle. Le massacre de la population était inévitable et, pour répondre à ce besoin de main d’œuvre, le colonisateur espagnol provoqua l’une des plus grande vague de migration forcée vers l’Amérique et les Caraïbes qu’ait connue l’Histoire.
A « Española », pour suppléer au manque de main d’œuvre, s’organisa au tout début du XVIème siècle un commerce triangulaire qui dépouilla le continent africain de plusieurs millions de ces enfants et inonda d’esclaves la colonie dénommée plus tard Saint-Domingue.
Ce commerce triangulaire connu sous la dénomination de traite atlantique désignait le circuit et toute l’organisation mis en place dans laquelle s’opérait le commerce des africains captifs.
La traite commence donc par la construction en Europe du bateau qui devra servir à transporter les captifs. Appelé « négrier » ce bateau-prison était conçu et aménagé pour le transport transocéanique d’un maximum de personnes non libres de leur mouvement et dans des conditions maximales de sécurité. Il était ensuite acheté par des hommes d’affaires qui recrutaient un équipage expérimenté qui mettait le cap sur la côte ouest du continent africain. Arrivés sur place, l’équipage du « négrier » procédait, au vu et au su de tout le monde, à l’échange de marchandises (armes, textiles, boissons alcoolisées) contre des hommes et des femmes en bonne santé capturés et séquestrés par d’autres Africains.
Fait prisonnier suite à un conflit tribal ou à une guerre ethnique, victime accidentelle d’une séquestration pour l’appât du gain, la grande majorité des captifs provenait des différentes tribus qui peuplaient la côte occidentale de l’Afrique, côte du Congo et de l’Angola, du Ghana, de la Haute Volta, du Togo, du Dahomey, du Sénégal et du Nigéria occidental.
Les gravures d’époque nous montrent comment se faisait l’arrimage et la montée à bord pendant la livraison. Attachés les uns aux autres, c’est à bord du « négrier » que commençait l’abrutissement et la stratégie de déshumanisation.
Le captif n’était pas jeté en vrac dans la cale du bateau. Enferré, il était placé, couché sur le dos dans un ordre méthodique d’arrangement et de classement ethnique pour empêcher toute communication entre voisins d’infortune et diminuer de ce fait tout risque de rébellion pendant une traversée qui durait entre 6 et 8 semaines.
Dans le manifeste, la cargaison du négrier était strictement comptabilisée et répertoriée. Si aucun nom n’est indiqué, on y trouve par contre : le nombre de captifs, leur sexe, race (origine ethnique), âge approximatif et parfois d’autres détails physiques.
Arrivé à destination, la vente des captifs s’effectuait généralement sur la place publique. Le potentiel client choisissait, discutait d’un prix, payait et prenait livraison de la marchandise qu’il transportait selon ses besoins dans son habitation en l’affectant selon son vœu ou aux travaux domestiques, ou aux travaux des champs.
Ce n’était qu’à ce moment que le captif devenait esclave puisque, privé de sa liberté, il était devenu une marchandise commercialement négociée et utilisée comme main-d’œuvre sans rémunération.
Si souvent il recevait l’onction d’un baptême chrétien et était affublé d’une appellation sur la base du nom biblique des apôtres de Jésus-Christ (Joseph, Jean, Pierre, Paul), l’esclave de Saint-Domingue, dépouillé de son nom original, de sa culture ancestrale, de ses références culturelles, bref de sa condition humaine allait passer des siècles à ne pas pouvoir communiquer entre eux puisque dans la case-dortoir le même principe qu’à bord du « négrier » était appliqué.
Les esclaves étaient sélectionnés et des permutations d’une case à une autre s’effectuaient périodiquement toujours dans l’idée de ne pas favoriser la possibilité de dialogue qui pourrait favoriser un environnement propice à des tentatives de rébellion.
C’est libéré des chaines physiques que nos ancêtres, esclaves en marronnage, commencèrent à se parler pour développer cette conscience révolutionnaire qui, sous tutelle du vodou, dessina les contours de la voie vers l’Indépendance.
Mais, il parait qu’on ne sort pas indemne de trois cents ans d’esclavage !
La révolution haïtienne, la seule révolution d’esclaves à avoir changé l’ordre des choses en anoblissant l’Homme noir a souvent un arrière-goût d’une révolution inachevée qui parfois donne l’impression de n’avoir eu que le mérite de rejeter à la mer l’oppresseur colonial français dans l’apothéose d’une grande victoire militaire à Vertières en novembre 1803.
Quant au lendemain de l’Indépendance se posait la question de la construction d’un Etat, aucune proposition unitaire n’avait trouvé un écho favorable à l’éclosion d’un climat serein porteur d’un projet de société respectueux de la devise « Liberté-Egalité-Fraternité ».
L’Ouest proposait la République sur le modèle politique de l’ancien colonisateur pendant que le Nord installait son Roi sur le modèle anglais. Suivront le burlesque second empire, les présidences à vie, les occupations militaires, les coups-d ’état, les assassinats … sans oublier la question sociale : classe et couleur dans un pays qui a, après le Brésil, la plus grande concentration de descendants d’africains en dehors du Continent. (98% de la population haïtienne est d’origine africaine).
Le temps semble n’avoir pas d’emprise sur le comment gérer notre incapacité à nous entendre. La division régnait et règne toujours.
Et pourtant notre contribution à l’émancipation des Peuples esclavagés est indéniable. Notre art (peinture, musique, danse) est mondialement apprécié, nos médecins, ingénieurs et autres professionnels performent à l’étranger. Nous avons participé au relèvement des anciennes colonies belges et françaises en Afrique. Nous avons relevé le niveau scolaire au Québec mais, pourquoi continue-t-on à afficher à l’interne des attitudes et comportements nocifs à notre développement harmonieux et à l’avancement de notre Peuple ?
Pourquoi deux cent-vingt ans plus tard continue-t-on à coexister sans arriver à se parler comme dans la cale du « négrier » ou dans la case-prison de l’enfer colonial ? Pourquoi deux cent-vingt ans plus tard continue-t-on à avoir envers la race canine une attitude aussi agressive, cruelle ? Est-ce la séquelle des atrocités commises en juillet 1803 par Rochambeau en introduisant 289 molosses importé de La Havane, affamés et dressés à « manger du Nègre » ?
Sommes-nous les victimes de la colonisation parce que les traumatisantes expériences vécues par nos ancêtres continuent à influencer la structure de notre système nerveux ?
Depuis de nombreuses années, le développement de la génétique nous a permis de connaitre l’existence dans nos chromosomes de structures responsables du transfert au moment de la fécondation de caractères héréditaires chez les êtres vivants. La couleur et la forme des yeux, le type de cheveux, le teint de la peau, mêmes certaines maladies sont héréditaires et inscrits dans notre ADN.
La ressemblance physique entre ascendants et descendants est très souvent évidente.
Mais la science a eu des difficultés pour expliquer que des œufs fécondés en laboratoire sans la présence des géniteurs ont donné naissance à une nouvelle génération d’oiseaux qui reproduit les mêmes chants, a les mêmes habitudes alimentaires, utilisent les mêmes techniques de chasse et construit son nid comme le faisaient des parents qu’ils n’avaient pas connu. En laboratoire, des souris entraînées à éviter une odeur transmettaient leurs aversions pour cette odeur jusqu’à trois générations après eux.
Un groupe de chercheurs de l’Université Emory à Atlanta aux Etats-Unis d’Amérique du Nord ont prouvé qu’un événement traumatique ou des émotions ressenties lors de situations vécues par des générations précédentes affecte l’ADN dans le sperme et modifie le cerveau et le comportement des générations suivantes.
Existerait-il une forme de mémoire génétique qui se transmet d’une génération à l’autre ?
C’est sur la base de cette information que, jeune étudiant à la Faculté d’Ethnologie de l’Université d’Etat d’Haïti, je m’étais demandé si cette incapacité à nous parler, à nous entendre pour définir ensemble le tracé d’un meilleur avenir ne viendrait pas de cette « hérédité épigénétique transgénérationnelle » que nous portons en nous, malgré nous !
Nombreux sont ceux et celles qui, depuis l’assassinat du Père fondateur le 17 octobre 1806, ont tenté de percer le mystère de cette incapacité à nous entendre, à nous comprendre. Le cycle de notre existence de peuple intrigue à cause de l’alternance trop souvent répétés de la réussite et de l’échec.
En 1937 Jacques Roumain écrivait « La tragédie d’Haïti ». Deux ans plus tard Jean Price-Mars proposait une étude sur la « Formation ethnique, folklore et culture du Peuple haïtien ». Klébert Georges-Jacob publiait en 1946 une analyse ethno-sociale intitulée « Contribution à l’Etude de l’Homme haïtien », François Duvalier de son côté publiait « Psychologie ethnique et historique », le Dr. Jean-Baptiste Romain après son monumental livre sur l’anthropométrie en Haïti publiait « L’homme haïtien : ses origines ethniques, sa psychologie ».
De Frédérique Marcelin à Fernand Hibbert en passant par Justin Lhérisson sans oublier le succulent Maurice Sixto, nombreux sont nos romanciers, conteurs et dramaturges qui décrivent nos mœurs et nos travers et tentent, à leur manière, d’expliquer nos attitudes et comportements.
Qu’avons-nous fait ou que n’avons-nous pas fait pour arriver là ?
Au seuil de cette nouvelle année 2024 nous souhaitons que notre tentative de tester le lien de cause à effet ne reste pas lettre morte. A d’autres chercheurs de la vérifier.
De toute façon si nous voulons sortir de ce labyrinthe étourdissant et prétendre à des lendemains meilleurs, il faudra compter sur une volonté politique ferme, un nouveau manuel d’éducation adapté à notre rêve de graduer et … inventer un autre temps.
Daniel Supplice