En écoutant, en lisant, en décodant les messages, les écrits et les différentes prises de position des uns et des autres à la radio, à la télévision, dans les journaux et dans certaines réunions, nous sommes arrivés à la conclusion que face à la crise politique, économique, sociale et morale qui nous ronge et qui s’installe, quatre stratégies s’entremêlent et s’enchevêtrent.
Par le peuple et pour le peuple
D’après la première, rien ne se fera si le peuple ne se mobilise pas, ne s’organise pas, ne réalise pas son unité pour une prise du pouvoir par lui-même et pour lui-même sous la direction, bien sûr, d’une avant-garde révolutionnaire décidée et bien prolétarienne. Quant aux alliances avec la bourgeoisie ou avec d’autres classes considérées comme réactionnaires ou pourries, elles ne peuvent être que d’ordre purement tactique et bien entendu après que le peuple eût organisé patiemment sa propre force de frappe.
Tout cela n’est pas nouveau et est bien beau mais pas très réaliste dans l’immédiat pour un peuple privé du minimum vital, tenaillé par l’urgence, un peuple sans travail, sans instrument de travail et sans capital, un peuple qui vient de se faire tabasser le 29 novembre avec son bulletin de vote et qui continue d’être terrassé ou de se faire tuer comme des lapins surtout dans les sections rurales et les provinces quand il se réunit pour réfléchir sur ses malheurs, pour réclamer ses cochons créoles, exiger le retour d’un curé expulsé manu militari comme un vulgaire malpropre ou encore pour demander qu’on construise des latrines et des dispensaires avec ses taxes.
Si cette stratégie a le mérite d’être claire comme de l’eau de roche, elle pêche par son absolutisme car elle remet la résolution des problèmes immédiats à l’an 3005 ou au ciel. Elle ne propose aucune solution concrète aux revendications concrètes de ce peuple à savoir : le droit à la terre, le droit à l’eau potable, le droit à un logement, le droit à un salaire décent, le droit à son cochon créole, le droit à la liberté, le droit au choix de ses représentants, enfin, le droit à la paix et à la sécurité.
Mieux, qui nous dit qu’en l’an 3005 il restera grand’ chose de ce pays où les hommes et la terre s’en vont, pourchassés par l’érosion, le Sida, la faim, la cupidité et la sauvagerie de certains tenants de l’ancien régime accrochés à leurs privilèges.
Et ce n’est un secret pour personne que des comparses de l’ex-dictateur qui, au lendemain du 7 février 1986, ont été obligés de prendre leurs jambes à leur cou, se rassemblent tranquillement en République Dominicaine, avec leurs poches bourrées de millions, donc prêts à armer une bonne quantité de nos 400 000 compatriotes de l’autre côté de la frontière et à former au moment voulu avec la complicité du gouvernement de Balaguer, des bandes de « contras » haïtiens en vue de rendre difficile, voire impossible toute prise du pouvoir par le peuple et pour le peuple.
Les forces révolutionnaires de la République voisine sont-elles capables de bloquer ces genres d’initiatives sur leur territoire ? Rien n’est moins sûr. Toute analyse faite, nous pensons que dans l’état actuel des rapports de forces, la stratégie de la prise du pouvoir par le peuple et pour le peuple est proprement irréaliste. Elle est à temporelle et hors contexte.
L’Attentisme
Selon cette deuxième stratégie, il est inutile de se décarcasser ; on n’a qu’à rester chez soi et laisser faire le temps. Cette armée qui nous gouverne finira par tomber sous le poids de ses propres contradictions. Nos généraux et colonels se détestent les uns les autres. A la fin, ils se boufferont le nez. C’est la stratégie de l’attentisme. Mais ses protagonistes oublient deux choses essentielles :
a) en politique, la passivité et la défensive sont mortelles,
b) effectivement des divisions existent au sein de l’Armée. Mais, à quelques différences près, nos généraux et nos colonels sont porteurs du même projet de société parce que formés à la même école. Tous, à quelques exceptions près, sont contre le changement, ils sont pour le statu quo. Donc, dans le cas où ils se tireraient dessus, il y a de fortes chances que le vainqueur soit du sérail. Le peuple se retrouvera en fin de compte, à la case départ avec ses revendications sur le cœur.
Reprendre le pouvoir politique
La troisième stratégie est celle de certains duvaliéristes dits intelligents qui sont prêts à tous les compromis et à toutes les compromissions avec l’Armée et hors de l’Armée en vue d’avoir dans un premier temps droit de cité et dans un deuxième temps, reprendre le pouvoir politique, pour enfin assurer sous d’autres formes la continuité duvaliériste. On les retrouve du côté de Namphy, de Régala et de Jean Claude Paul. Leurs attitudes, leurs comportements et leurs arguments varient avec le sens du vent.
Un exemple parmi d’autres : Au cours des premiers jours du gouvernement Manigat-Célestin, ils affublaient la diaspora de toutes les vertus. Mais quand ils ont commencé à se rendre compte que Manigat pédalait dans la
Choucroute, cette diaspora était devenue leur pire ennemie. Ils la trouvaient accapareuse, anti-nationale, enfin capable de tous les mauvais coups. Comble de la déraison !
Ils ont fait tant et si bien qu’on pouvait croire que la diaspora était brusquement devenue une classe sociale compacte dont l’objectif consiste à mettre hors-jeu cette fameuse « classe moyenne majoritaire » bien implantée d’après eux dans tous les coins du pays, bourrée de cadres superpréparés, tous, des nationalistes sans tache, prêts à défendre au péril de leur vie les acquis des révolutions de 46 et de 56. Mais quand vous leur dites que le bilan de tout cela est bien négatif étant donné qu’en 1988, Haïti se retrouve porte-bannière dans le petit peloton des pays les plus sous- développés, ils se fâchent et invectivent.
En fin de compte, les faits ont révélé que cette fameuse classe moyenne majoritaire ne rassemble que quelques petits bourgeois opportunistes de droite dont la stratégie consiste à faire beaucoup de bruit en affichant une certaine posture intellectuelle et technocratique en vue de se garantir des postes dans des cabinets ministériels. Un point et c’est tout. Le peuple haïtien les connaît bien. Ils le savent aussi. «Chat konnen, rat konnen ».
Nous devons signaler par contre, que nous avons rencontré des hommes et des femmes qu’on continue à considérer, à tort, comme des partisans inconditionnels de l’ancien régime, parce qu’ils avaient occupé à un tel moment de la durée un poste dans l’administration publique, mais qui pensent sincèrement qu’il faut un changement dans le pays et l’ont prouvé par leur comportement.
La grande question de l’heure
Que veut le peuple haïtien au moment où nous écrivons ces lignes ? La révolution, le statu quo ou le changement démocratique ? En analysant l’ensemble de ses propositions et en regardant de très près les formes de lutte qu’il a utilisées pour se défaire de la famille des Duvalier, se donner une constitution et se doter de quelques instruments de défense sur les plans politique, social et culturel, on n’a pas besoin d’être grand clerc, ou un politologue avisé pour se rendre à l’évidence que le peuple haïtien dans sa grande majorité réclame un état de droit sous-entendu par une société pluraliste et tolérante dans son fonctionnement et ses structures, une société avec plus de justice sociale, une meilleure redistribution des richesses, une administration décentralisée et plus compétente, une participation de gens dans les grandes décisions qui les concernent.
Quant à la paysannerie, elle est fatiguée d’être traitée en paria. Elle réclame sa place au sein de la nation haïtienne. Elle veut surtout être traitée en adulte et considérée comme être humain à part entière. Bref, le peuple haïtien dans sa grande majorité demande le changement démocratique.
La réponse
Si le problème du moment c’est le changement, c’est l’instauration en Haïti d’une société pluraliste et tolérante, les moyens et les méthodes pour y arriver ne peuvent être recherchés dans les arsenaux du radicalisme ou de l’extrémisme, qu’il soit de gauche ou de droite. Les méthodes et la stratégie du premier renvoient la solution du problème haïtien à l’an 3005 ou au ciel, le second propose ou la violence aveugle ou une politique de gribouille, une politique de défense de ses intérêts mesquins et à la petite semaine.
Quant aux attentistes, ils ne proposent rien du tout. Tout compte fait, les démocrates de ce pays sont condamnés à se mettre d’accord sur une stratégie réaliste qui les oblige à regarder les faits en face s’ils ne veulent pas être victimes de l’histoire. Ils doivent se dire qu’ils ont engagé avec ce peuple une lutte pour la satisfaction d’un certain nombre de revendications. Cette lutte n’a pas encore abouti. Et, elle doit être gagnée sur le terrain politique.
Pour le moment présent, nous avons d’un côté un peuple sur ses gardes et frustré, et de l’autre, un gouvernement militaire privé de tout soutien sur le plan international et sur le plan national. Son chef, aux aguets, se trouve empêtré dans une idée de réinsertion de la paysannerie par le biais de financement de micro-projets ou micro-entreprises.
Maintenant, le général-président doit bien se rendre compte que pour financer au moins 30 000 micro-projets à raison de 10 000 à 20 000 dollars l’unité (ou encore 30 000 micro-entreprises à raison de 1000 à 2000 dollars l’unité), il lui faut dans tous les cas entre 300 et 600 millions de dollars pour commencer. Sur le sol national, à partir des entreprises nationales et des petites réserves, il ne peut trouver que 40 à 45 millions de dollars.
Entre 600 et 40 millions, la différence est de taille. Les choses étant ce qu’elles sont, nous ne voyons pas trop bien où le général-président va trouver cette différence, si les ennemis d’hier continuent à se regarder comme des chiens de faïence. A condition que le vrai objectif de cette grande entreprise ne soit pas la réintégration de la paysannerie, mais sa pacification comme le laissent supposer la tuerie de Labady, les arrestations et les bastonnades des membres du Mouvement Paysan de Papaye (MPP).
Alors si ce n’est pas vrai et, si tout le monde pense effectivement que le salut d’Haïti passe par celui de la paysannerie qui représente plus de 80 % de la population, pourquoi le gouvernement militaire qui est loin d’avoir les moyens économiques et humains de ses ambitions, ne prend-il pas l’initiative d’engager un dialogue national avec toutes les composantes de la Nation à travers leurs délégués.
Cette rencontre nationale sera précédée d’un large débat national avec la participation de tous les intéressés sur des thèmes comme les institutions, l’économie et la sécurité pour déboucher sur la signature d’un pacte national devant la presse nationale et internationale.
Ce pacte national contiendra des garanties bien claires pour les syndicats, les églises, l’Armée, les associations de paysans, la presse, les partis politiques, les associations d’entre- preneurs, les associations de défense des droits de l’homme, les organisations non gouvernementales de développement, les comités de quartier, les organisations socio-professionnelles, etc.
Cette démarche a le mérite de rassurer tout le monde, de tenir compte des revendications du peuple haïtien, de n’exclure personne au départ, de décrisper l’atmosphère et de débloquer la situation. Sur le plan international, elle forcera le respect de nos partenaires qui se rendront à l’évidence que les Haïtiens sont capables de se parler et de trouver, à travers le dialogue constructif, la solution à leurs problèmes.
A partir de ce moment-là tout peut être envisagé si chacun s’engage à laisser pendant un laps de temps ses couteaux, ses invectives et ses mitraillettes au vestiaire. Ce sera un pas décisif vers l’instauration de cette démocratie pluraliste et participative, passage obligé vers le développement. Car comment parler de développement national, quand l’insécurité s’installe dans la paysannerie et dans les villes, les institutions sont inexistantes, les organismes de crédit sont inaccessibles pour ne pas dire inexistants ?
Les pessimistes, les super-révolutionnaires nous objecteront certainement que l’heure n’est plus ou pas au dialogue et que de toutes façons ceux d’en face ont du sang coagulé sur les mains, les honnêtes gens, les gens sérieux ne peuvent pas leur faire confiance et que pendant ces deux dernières années, ils ont administré la preuve par quatre de leur mauvaise foi. A ceux-là nous dirons simplement que les notions de bonne foi ou de mauvaise foi, de confiance ou de non-confiance sont des catégories qui n’ont rien à voir avec la politique et qu’il ne faut surtout pas confondre la morale, la religion avec la politique qui a ses lois et ses principes.
Quand, pendant la seconde guerre mondiale Hitler avait accepté l’offre de dialogue faite par Staline, aucun des deux n’était animé de bons sentiments l’un vis-à-vis de l’autre. Quand les « contras »
nicaraguayens acceptent avec l’Eglise Catholique nicaraguayenne de s’asseoir avec les sandinistes derrière une table de négociations, dans cette affaire, il n’y a aucune place pour la confiance ou la non-confiance.
Quand de nos jours, Lech Walesa qui n’a aucune armée derrière lui, simplement le syndicat « Solidarnose » avec le soutien d’une certaine opinion nationale et internationale, se déclare disposé à rencontrer dans le cadre d’un dialogue national lé Général Jaruzelski et son armée, peut-on dire que Lech Walesa est un naïf ou fait confiance à son ennemi, le Général aux lunettes noires ? De grâce, nous pensons que ceux qui persistent à confondre dialogue national, débat national pour un pacte national avec le risque calculé de Leslie Manigat pour le fauteuil présidentiel, ont vraiment une mauvaise approche ou dans le meilleur des cas, pêchent par ignorance des lois de la politique ou ont fait une très mauvaise évaluation des rapports de force en Haïti et dans la région.
Pour terminer, signalons que quand la lutte d’un peuple pour la démocratie ou dans sa marche vers la formation d’une nation, un leader, un parti politique ou un groupe de citoyens en appellent au dialogue national, en général cette idée est toujours reçue avec scepticisme.
L’histoire a enseigné que le dialogue national considéré comme moyen moderne de résolution des problèmes politiques demande souvent un peu de temps pour que les uns et les autres prennent conscience de leurs propres limitations et le peuple de sa nécessité.
Serge GILLES, Aout 1988